Archives de 26 octobre 2010

Un petit nombre d’esprits (deux ou trois selon la préfecture de police) aident leurs lecteurs à vivre, grâce à leur clairvoyance, leur audace, leur intransigeance. Ils sont comme un fanal au milieu du banal, de la morosité, de l’accablement, du brouillard. Raoul Vaneigem fait partie de ceux, fidèles à leurs engagements de jeunesse, qui demeurent dressés contre l’absurde, l’injustice, le dérisoire du monde. Son rôle : éveilleur de conscience. Il est toujours utile et indispensable de le lire, le relire, et le relier à tous les philosophes, écrivains et intellectuels (catégorie particulièrement honnie en cette période sarkozyste) qui ont défini et marquent la route de leurs bornes kilométriques, pragmatiques et utopiques.

Les Banalités de base ont été écrites par Raoul Vaneigem en 1962 et publiées en 1963 dans L’Internationale situationniste. Reprise par les Editions Verticales/Le Seuil, octobre 2004 (pages 64-66, 7,50 €).

« Il faudra bien que l’on comprenne tôt ou tard que les mots ou les phrases que nous employons retardent encore sur la réalité ; en d’autres termes, que la distorsion et la maladresse dans notre façon de nous exprimer (ce qu’un homme de goût appelle, non sans vérité, un « terrorisme hermétique assez agaçant ») tiennent à ce que, là aussi, nous sommes au centre, à la frontière confuse où se livre le combat infiniment complexe du langage séquestré par le pouvoir (conditionnement) et du langage libéré (poésie). A celui qui nous suit avec un pas de retard, nous préférons celui qui nous rejette par impatience, parce que notre langage n’est pas encore l’authentique poésie, c’est-à-dire la construction libre de la vie quotidienne.

(Photo : Paris, boulevard Voltaire, 11e, le 21 octobre. Cliquer pour agrandir.)

Tout ce qui touche à la pensée touche au spectacle. La plupart des hommes vivent dans la terreur, savamment entretenue par le pouvoir, d’un réveil à eux-mêmes. Le conditionnement, qui est la poésie spéciale du pouvoir, pousse si loin son emprise (tout l’équipement matériel est là qui lui appartient : presse, TV, stéréotype, magie, tradition, économie, technique – ce que nous appelons le langage séquestré) qu’il parvient presque à dissoudre ce que Marx appelait le secteur non dominé, pour le remplacer par un autre (voir plus loin, au point 26, le portrait-robot du « survivant »). Mais le vécu ne se laisse pas réduire si facilement à une succession de figurations vides. La résistance à l’organisation extérieure de la vie comme survie, contient plus de poésie que tout ce qui s’est jamais publié de vers ou de prose, et le poète, au sens littéraire du terme, est celui qui a au moins compris ou ressenti cela. Mais pareille poésie est sous le coup d’une lourde menace. Certes, dans l’acception situationniste, cette poésie est irréductible et non récupérable par le pouvoir (dès qu’un geste est récupéré, il devient stéréotype, conditionnement, langage du pouvoir). Il n’empêche qu’elle se trouve encerclée par le pouvoir. C’est par l’isolement que le pouvoir encercle et tient l’irréductible ; et cependant l’isolement est invivable. Les deux becs de la tenaille sont d’une part la menace de désintégration (folie, maladie, clochardisation, suicide), de l’autre, les thérapeutiques télécommandées ; celles-là qui permettent la mort, celles-ci qui permettent la survie sans plus (communication vide, cohésion familiale ou amicale, psychanalyse au service de l’aliénation, soins médicaux, ergothérapie). L’Internationale situationniste devra se définir tôt ou tard comme thérapeutique : nous sommes prêts à protéger la poésie faite par tous contre la fausse poésie agencée par le pouvoir seul (conditionnement). Il importe que médecins et psychanalystes le comprennent aussi, sous peine de subir un jour, avec les architectes et les autres apôtres de la survie, les conséquences de leurs actes. »

(Photo : Paris, le 25 octobre au soir. Cliquer pour agrandir.)