Triangulation des sentinelles

Publié: 4 mars 2011 dans vases communicants

Le Tiers livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

Aujourd’hui, l’échange a lieu entre Le blog qui se tend et L’Irréductible.

Des goules ou des engoulevents ? Le frissonnement d’ailes me caressait, pourtant il faisait encore jour. Des nuages, mais où ça ? Ils avaient disparu du couvercle harassé comme pour mieux le laisser à l’inquiétude qu’il diffusait. Depuis combien de temps contenait-il le chaudron qui bouillait sous lui et envoyait des signaux légers dans l’air comme ceux des Mohicans ? Le grand Canyon n’accueillait plus que des touristes et l’herbe et la petite fumée en vente libre.

La civilisation n’était qu’un paradis perdu, chacun tissait sa toile pour soi, l’individu solitaire avait repris le pouvoir sur le collectivisme tant redouté. Des images noir et blanc, où Lénine voyait devant lui défiler des cohortes d’ouvriers (il venait de mourir), s’imposaient à ma mémoire, il avait rencontré Chostakovitch, effort de réconcilier le peuple avec l’art ou l’art avec le peuple. Maïakowski restait un géant aux pieds d’argile, de boue, percés par des épines camouflées à l’interstice des pavés de Moscou.

Il fallait sans doute que l’on nous montre la voie, que l’on nous l’indique : les rues, les routes, les autoroutes étaient devenues une litanie de signes, pancartes, panneaux, affiches, inscriptions, messages lumineux (sonores pas encore) qui ponctuaient le moindre trajet de leurs ordres sans réplique, de leurs précautions à prendre, de leurs objurgations à respecter. Le moindre déplacement était astreint au suivi de la règle. Chaque centimètre de l’espace avait été colonisé par une géométrie du signalement.

Vivre serait donc désormais obéir, et jouir déroger à l’empilement des strates du pouvoir anonyme ? Une sensation de  liberté m’a pris quand j’ai baissé la vitre avant gauche de la voiture : une claque d’air frais dans la figure comme si je marchais à 110 à l’heure, des enjambées de géant – comme ceux du Nord que l’on sort pour des fêtes considérées comme folkloriques alors qu’elle ne sont que nostalgiques – le tourbillon du vent dans les yeux qui fait venir des larmes salées ou poivrées sur le visage, les cheveux qui bougent comme défaits d’un arrangement trop sage auparavant.

L’horizon incertain appelle au loin. Son hurlement silencieux n’est pas tout à fait droit, je perçois comme du tangage par rapport à la ligne de flottaison. Deux sentinelles s’exercent à une triangulation qui laisse baba le GPS apprenti. Rien n’est dit dans leur dos, leur arme doit être cachée quelque part : invisible, elle est d’autant plus redoutable. Les marques asiatiques sont au rendez-vous, leurs noms procèdent d’un exotisme quasi érotique (je pense à Araki mais ce n’est pas une automobile qu’on trouve chez les concessionnaires).

Et puis, soyons sérieux : l’urne recueille des cendres – après les élections il faudrait procéder à des feux de joie et mise en bocaux des bulletins en miettes – et le funerarium est l’avenir de l’homme, dispersion au mauvais vent ou dans les vagues d’une mer peu regardante. Le ressac serait un ressentiment de l’écume, lasse d’avoir amerri sans retour et désireuse de reprendre le large. L’aide funéraire pourrait être ferroviaire : se coucher sur les rails éviterait du travail aux croque-morts, la SNCF, comme à une autre époque, participerait ainsi à l’élimination des nuisibles ou des inutiles.

Pourquoi donc un contrôle technique, sachant que chaque objet ou chaque humain est voué à l’accrochage, à la panne, à la mise à la casse et à la disparition ? Simplement, faire comme si, se cacher l’échéance où l’ombre s’étend de manière hypocrite, comme une chauve-souris qui passe à toute vitesse le soir sans que l’on sache de quoi il s’agit réellement. On a senti un battement d’air, un friselis à la surface éteinte du jour, et l’on se demande si l’on rêve ou si l’on crève.

Au prochain  carrefour, je marquerai le « stop », je reverrai ma vie en accéléré (que ferait-on sans cette image filmique ?) et puis je m’endormirai la tête sur le volant. Encore un embouteillage, ça retarde tout le monde. Des flics à tête isocèle viendront s’enquérir de ma santé : la réponse est inscrite sur les murs (défense d’afficher, loi de 1881), sur les panneaux et sur tout ce qui est planté désormais dans les champs. Les betteraves ne sont plus tranquilles, les mulots se sont enfuis vers la ville, tout a rétréci à vue d’œil : le regard lui-même s’ouvre de manière intermittente avant de se fermer sur des souvenirs d’allure photographique.

Texte : Dominique Hasselmann

Photo : Dominique Autrou

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(La liste des participants aux Vases communicants du 4 mars peut être consultée ici.)

commentaires
  1. […] l’échange a lieu entre L’Irréductible et Le blog qui se […]

  2. Désormière dit :

    L’accélération sur cette route ma paraît plus que dangereuse. Je propose un autre panneau : ralentir. Ou mieux (même si illusoire) : route barrée. Et pourquoi pas : déviation ?

  3. @ Désormière : Mais toute déviance ne sera-t-elle pas bientôt en sens interdit ?

  4. JEA dit :

    Au prochain carrefour, attention aux « choses de la vie »…

  5. @ JEA : évidemment, après c’est le Styx des images en flash-back.

  6. M dit :

    Le funerarium est l’avenir de l’homme !
    J’inclurai ça dans ma méditation

  7. @ M : la flamme s’élance crânement.

  8. Gilbert Pinna dit :

    A nos petites existences, nos petites artères,
    la buée les emporte.

    • @ Gilbert Pinna : … que le diable transforme !

      • Ambre dit :

        Lu le texte chez Dom A. (mes yeux vieillissent eux aussi) et regardé la photo ici.
        Ecouté la musique sublime chez les deux.
        Belle osmose, j’étais restée sur votre « rencontre » de visu (je ne retrouve pas le lien dans l’ancien blog de Dom A.) Ce « vase communicant » s’imposait.
        L’image inspire l’écrivain et, vice versa. Très beau.

  9. @ Ambre : Pour la photo sur le blog de Dom A., si vous cliquez dessus elle est encore plus grande que celle ici.
    Quant à notre « rencontre », il faudrait lui demander car il y a eu pas mal de remue-ménage sur les blogs du monde.fr… en octobre 2010.

  10. Une Parisienne dit :

    J’aime beaucoup le triangle (comme vous, non ?), j’ai adoré le titre, j’ai reconnu cette géométrie plusieurs fois dans le texte, sur la photo également, mais pas dans l’extrait musical ; pourtant je l’ai attentivement écouté plusieurs fois et je l’apprécie aussi…

  11. @ Une Parisienne : effectivement, Philip Glass a choisi, pour ce morceau, plutôt le piano que le triangle !

  12. Ceriat dit :

    De toutes manières, nous allons tous au même endroit, alors je ne vois pourquoi on se pose encore des questions. Sinon, c’est une bonne idée cet échange de textes.

  13. @ Ceriat : sans doute pour s’amuser et passer le temps.

  14. PCH dit :

    l’image, la musique, le texte, c’est tout un (vous deux…) :°)) j’adore (je ne le mets qu’ici, ce commentaire, mais mettons qu’il aille aussi où ça se tend…) (hein)

  15. @ PCH : je le transmets à l’intéressé car tu as bien vu qu’il s’agissait d’une « démarche » commune, même si rapidement exécutée… et sans vraiment suivre les canons recommandés.

  16. brigetoun dit :

    beau partenariat – tout ce que je déteste mais bien dit et bien montré

  17. Elise L dit :

    chacun tissait sa toile, puis des signaux, on restait seul, le chemin on le connaissait, mais avec au cœur le sentiment d’être d’une communauté et c’était quand même mieux

  18. @ brigetoun : je ne sais trop ce que vous détestez, mais si le reste vous a plu…

    @ Elise L : rencontre en vitesse mais traces fichées dans le sol.

  19. […] Plaisirs partagés : et partages de plaisirs. Le désert perdu – Triangulation des sentinelles. […]

  20. […] l’échange a lieu entre L'Irréductible et Le blog qui se […]

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